Vers des systèmes éducatifs interculturels en Amérique latine

03 Juin 2021

49501922246_7116946bdd_o.jpg

©UNICEF/ECU/2019/Arcos

À la demande de la société civile organisée, la notion d'interculturalité est entrée pour la première fois dans l'agenda des politiques publiques en Amérique latine par le biais de l'éducation. Les programmes de politique éducative ont été et continuent d'être ceux qui ont le plus développé le sujet dans toute la région.

L'intégration de la notion d'interculturalité au sein des politiques publiques a commencé au Pérou lorsque la réforme de l'éducation de 1972 a instauré la première politique d'éducation bilingue, avant de faire du quechua une langue officielle du pays en 1975. Aujourd'hui, il existe des initiatives d'éducation interculturelle dans au moins 18 pays d'Amérique latine, afin de mieux tenir compte de la myriade de cultures et de groupes ethniques qui coexistent sur le continent.

Ces 50 dernières années ont ainsi vu fleurir réglementations juridiques et production académique. Il est désormais de plus en plus question d'éducation interculturelle pour tous, incluant tous les secteurs de la société - bien au-delà des initiatives d'éducation interculturelle bilingue pour les peuples autochtones, les afro-descendants et les migrants.

Cependant, une analyse approfondie des politiques actuellement mises en œuvre révèle que les pays d'Amérique latine sont toujours confrontés au défi d'intégrer les notions de pluriculturalisme et de pluriethnicité dans l'ensemble du système éducatif et dans toutes les politiques publiques. Despolitiques d'éducation interculturelle pour tous seraient l'une des composantes nécessaires pour offrir une éducation véritablement inclusive et démanteler le racisme structurel qui persiste dans leurs systèmes.

Promouvoir l'inclusion et défaire le racisme structurel

Silvina Corbetta, professeure et chercheuse à l'Université nationale de Santiago del Estero en Argentine et consultante à l'IIPE, affirme qu'une « interculturalité fonctionnelle » est actuellement appliquée dans les systèmes éducatifs de la région, qui s'exprime sous la forme de « politiques de tolérance » ou de politiques visant des groupes spécifiques.

Selon la chercheuse, la société interculturelle n'est pas encore une réalité, mais une « construction en conflit ». Par conséquent une interculturalité plutôt « critique » impliquerait de désactiver les asymétries qui existent aux niveaux socio-économiques, politiques, philosophiques et épistémiques.

Silvina est l'auteure d'une publication récente de l'IIPE, qui systématise les principaux noyaux thématiques et problématiques affectant actuellement les actions de l'État en matière d'éducation et d'interculturalité en Amérique latine.

Au nombre des conclusions de l'étude, celle-ci souligne la nécessité d’encourager de nouvelles initiatives notamment par « une éducation pertinente et de qualité pour les peuples autochtones et les afro-descendants, en termes de modalités, de modes, de règles, d'orientations et de formats institutionnels que les systèmes éducatifs mettent en place (éducation interculturelle bilingue et/ou ethno-éducation) ». L’étude appelle également à des « mesures efficaces pour l'interculturalisation de tous les systèmes éducatifs (éducation interculturelle pour tous) ».

Quelles sont les lacunes des politiques d'éducation interculturelle aujourd'hui ?

Les recherches réalisées au cours des cinq dernières années dans la région montrent que la grande majorité des actions menées en matière d'éducation interculturelle ont pour sujets pédagogiques les enfants et les adolescents appartenant aux peuples autochtones et/ou afro-descendants. Il existe peu d'interventions visant à l'interculturalisation des personnes non autochtones ou non afro-descendantes. De plus, la planification de ces politiques échoue souvent à impliquer les peuples autochtones et afro-descendants dans leur conception et leur mise en œuvre.

« Est-ce une politique pour, une politique avec ou une politique par les peuples autochtones ? »
- Silvina Corbetta, professeure et chercheuse à l'Université nationale de Santiago del Estero en Argentine et consultante IIPE

Il existe également des défis liés à l’étendue de ces politiques, en termes géographiques, mais aussi en termes de contenu et de niveau d'éducation. Géographiquement, la recherche indique que la population indigène continue d'être considérée comme rurale, alors que dans les faits une tendance à l'urbanisation se manifeste au sein de ces groupes.

En ce qui concerne les contenus, on constate que l'interculturalisme et le bilinguisme sont souvent gérés exclusivement par l'enseignement des langues. Ignorant ainsi, par exemple, que l'enseignement du Mapudungun est indissociable de l'enseignement de la culture mapuche : « les éléments centraux de la langue sont précisément des aspects de la culture qui sont difficiles à transmettre sans elle ». Autrement dit, la forme (segmentée) d'enseignement continue d'obéir à la rationalité occidentale.

Étendre les politiques interculturelles aux enseignants

Par ailleurs, l'éducation interculturelle bilingue est mise en œuvre au niveau primaire, mais rarement aux niveaux de l'enseignement secondaire et supérieur. Ce qui met en exergue un autre déficit, celui de la faible présence des autochtones dans les universités et les établissements d'enseignement supérieur et, par conséquent, la formation rare d’enseignants autochtones. Ces institutions se signalent également par leur faible nombre de formations interculturelles spécifiques.

Il n’en demeure pas moins que les efforts des pays de la région pour développer une grande diversité de plans et de programmes d'éducation interculturelle à tous les niveaux d’enseignement et sur chaque territoire doivent être reconnus. Selon Silvina Corbetta, il existe essentiellement quatre types d'initiatives :

  • des programmes pour préserver et utiliser des langues autochtones ;
  • des programmes pour former des professionnels bilingues et accroître le nombre d’enseignants spécialisés en interculturalité ;
  • des programmes pour adapter les cursus afin de renforcer les politiques éducatives dans une perspective interculturelle ; 
  • et des programmes pour promouvoir l'incorporation de technologies de communication et d'évaluation, visant à réduire l'écart existant entre les populations autochtones et non autochtones.

« La mise en œuvre de politiques éducatives visant à inclure et à soutenir les élèves appartenant aux populations autochtones et afro-descendantes marque une amélioration intergénérationnelle de la situation éducative », déclare Silvina.

Tous les indicateurs pris en compte dans l'étude de l'IIPE montrent une amélioration des taux d'accès, d'alphabétisation et de fréquentation pour les populations autochtones et d'ascendance africaine. Cela s'accompagne d'importants progrès politiques dans presque tous les pays. Cependant, les inégalités persistent. Les populations autochtones et d'ascendance africaine demeurent celles qui font face aux plus grandes difficultés parmi tous les indicateurs analysés.

Voir l’interview de Silvina Corbetta en espagnol.

Afin de surmonter les asymétries dans l'inclusion éducative, l'étude propose aux États 25 recommandations pour parvenir à l'interculturalisation de leurs systèmes éducatifs. Parmi celles-ci, sont suggérés :

  • la formation massive et obligatoire des autorités politiques et des fonctionnaires de carrière des systèmes éducatifs à partir d'une approche interculturelle critique ;
  • la production de contenus cohérents avec les processus historiques de lutte des communautés et les droits collectifs à la terre et au territoire ;
  • le suivi budgétaire, au sein des pays, des initiatives menées dans le domaine de l'interculturalité.