Interview : Pourquoi ce siècle est décisif pour une éducation équitable et inclusive

26 Septembre 2023

Ce siècle est peut-être l’un des plus importants de l’histoire de l’humanité. Pour quelle raison ? Selon Suguru Mizunoya, le responsable de la coopération technique de l’IIPE, les pays touchés par la crise mondiale de l’apprentissage ne disposent que d’un temps limité pour renforcer leurs systèmes et remettre l’apprentissage sur la bonne voie. M Mizunoya estime que c’est la responsabilité de chacun aujourd’hui, y compris des nouveaux acteurs tels que les entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle. À l’occasion du 60e anniversaire de l’IIPE, il nous fait part de ses réflexions sur le travail que les organisations comme l’IIPE peuvent mener avec les gouvernements et leurs partenaires pour garantir à chaque personne son droit fondamental à une éducation de qualité. 

Suguru Mizunoya : La principale raison pour laquelle je suis engagé de tout cœur dans la mission de l’IIPE est son soutien à l’éducation dans les pays à revenu faible et intermédiaire de la tranche inférieure, en ayant un impact durable sur la vie des enfants grâce à l’éducation.

En tant que responsable de la coopération technique de l’IIPE, ma motivation vient d’un rêve profond. Je veux que chaque enfant ait accès à une éducation de qualité, sans exception. J’imagine un monde où tous les enfants peuvent profiter de la beauté de la vie, connaître des expériences extraordinaires, grandir, apprendre et devenir des individus compatissants. Mais je sais que pour faire de ce rêve une réalité, nous devons nous assurer que les enfants puissent accéder à une bonne éducation.

Je sais que je ne suis pas le seul à rêver de cela, car beaucoup d’autres personnes partagent ces valeurs. Nous avons la chance de vivre à une époque où les conditions de vie, la nourriture, le logement et la technologie sont meilleurs que par le passé. Il y a seulement quelques générations, beaucoup de nos parents et grands-parents ne pouvaient pas aller à l’école.

Mais cela me brise le cœur de voir que dans certaines parties du monde, les enfants ne peuvent toujours pas aller à l’école, et qu’ils ont du mal à lire ne serait-ce que des phrases basiques quand ils y vont. Il est choquant de voir que dans les pays à faible revenu et dans certaines parties de l’Afrique, 90 % des enfants de 10 ans n’arrivent pas à lire des phrases simples. L’absence de ces compétences fondamentales d’apprentissage est l’un des plus grands problèmes éducatifs dans le monde.

D’ici la fin du siècle, plus de la moitié des enfants du monde se trouveront en Afrique, un continent aux prises avec de faibles résultats d’apprentissage et d’énormes inégalités en matière d’éducation.

Ce siècle est probablement le plus important de l’histoire de l’humanité, car nous disposons d’un temps limité pour mettre en place des systèmes éducatifs solides dans le monde entier, d’autant plus que la population mondiale devrait diminuer par la suite.

D’ici la fin du siècle, nous devons faire en sorte que tous les systèmes éducatifs aident les enfants à apprendre et à exploiter leur potentiel. Il s’agit d’une mission historique, mais avec une échéance claire que nous ne pouvons pas dépasser. Pour moi, la mission de l’IIPE de soutenir l’éducation dans les pays à revenu faible et intermédiaire est plus importante que la réalisation des objectifs de l’ODD 4 ou des cibles des plans nationaux d’éducation ; c’est une mission cruciale pour l’ensemble de l’humanité et je pense que l’IIPE peut faire une énorme différence.

IIPE : Quel rôle voyez-vous spécifiquement pour la planification et la gestion dans la réalisation de ce rêve ? 

Suguru Mizunoya : Je voudrais aborder trois points importants. Il y a environ 12 ans, alors que je travaillais au Kenya en tant que responsable de l’éducation pour l’UNICEF, un ami m’a fait part de sa sagesse. Il m’a dit : « Le développement est un synonyme de la paix », soulignant que sans paix, il n’y a aucun moyen de réaliser de réels progrès. Cela m’a beaucoup touché, car le Kenya traversait une période difficile après le chaos qui a suivi les élections présidentielles de 2008. Des écoles ont été incendiées et tant de vies innocentes ont été perdues : des enfants, des femmes, des jeunes, c’était tout simplement dévastateur.

Mais ce n’est pas tout. Le Kenya a également dû faire face à la crise de la sécheresse dans la Corne de l’Afrique en 2011, et des millions de personnes sont devenues réfugiées en ’Afrique de l’Est. En plus de cela, il y a eu ces grosses inondations dans la partie nord du Kenya, et les attaques terroristes sans fin à Nairobi, comme l’attaque déchirante du centre commercial Westgate où 71 personnes sont mortes, dont mon ancien chef. C’en était trop.

Et il n’y a pas eu que le Kenya. En 2011, ma ville natale au Japon a été frappée par le séisme et le tsunami de la côte Pacifique du Tōhoku, et pour aggraver les choses, il y a eu l’incident de la centrale nucléaire de Fukushima. Les temps étaient durs pour tout le monde.

Plus récemment, le monde entier a dû faire face à la pandémie de COVID-19, et c’est difficile à croire que plus d’un milliard et demi d’enfants ont dû faire face aux fermetures d’écoles. En cas de catastrophe naturelle ou d’origine humaine, tout le monde est touché, mais pouvez-vous imaginer l’impact que cela a eu sur des enfants ? C’est un cauchemar qui peut bouleverser leur vie à jamais.

Toutes ces catastrophes, naturelles ou causées par l’homme, se sont succédé au fil des ans. Et l’éducation en subit toujours les conséquences. Il est devenu extrêmement clair que la mise en place de systèmes solides et résilients pour continuer à offrir une éducation aux enfants, quoi qu’il arrive, est cruciale pour une reprise et un progrès continu.

Le deuxième point concerne l’amélioration de l’apprentissage de la petite enfance, qui comprend à la fois l’éducation préscolaire et l’apprentissage dans les premières années de l’école primaire. Comme évoqué, le manque de compétences fondamentales d’apprentissage est l’un des plus grands défis de l’éducation à travers le monde. La transition de la maison à l’école, et du préscolaire au primaire, n’est pas facile ; elle ne se fait pas automatiquement. L’inégalité créée à ce stade ne fera que croître au fur et à mesure que les enfants progresseront dans le système éducatif. De nombreuses preuves solides démontrent les effets positifs liés à un apprentissage de la petite enfance de qualité, et il est crucial d’accélérer les efforts dans ce domaine. L’apprentissage de la petite enfance n’a pas été suffisamment généralisé dans de nombreux pays et les gouvernements n’y consacrent pas suffisamment de ressources. En nous concentrant sur l’amélioration de l’éducation de la petite enfance, nous pouvons relever ces défis et poser des bases solides pour que les élèves puissent s’épanouir sur le plan scolaire et social à l’avenir, en englobant toutes les cibles de l’ODD 4.

Le dernier point concerne l’inclusion, et il est très important pour de nombreuses raisons. L’IIPE a toujours été un fervent défenseur de l’égalité, en particulier à travers l’éducation inclusive qui tienne compte du handicap. On estimait auparavant qu’environ 10 % des enfants étaient en situation de handicap. Aujourd’hui, nous savons qu’il y a au moins 240 millions d’enfants en situation de handicap dans le monde. Malheureusement, nombre d’entre eux sont confrontés à des difficultés significatives pour accéder à l’éducation, et ceux qui vont à l’école se heurtent à des apprentissages difficiles.

L’éducation inclusive qui tienne compte du handicap me tient personnellement à cœur, puisque j’ai consacré plus d’une décennie à travailler sur ce sujet.

Je suis fermement convaincu que la mise en place d’une éducation inclusive a le pouvoir de favoriser une éducation équitable pour tous les enfants, mais aussi de transformer le système éducatif en passant d’une approche centrée sur le système à une approche centrée sur l’enfant. 

En favorisant l’inclusion et en s’adaptant à des besoins divers, nous pouvons créer un environnement d’apprentissage responsabilisant et enrichissant qui profite à tous.

IIIPE : Six priorités guident notre travail à l’IIPE, couvrant l’équité, l’inclusion, les compétences, le changement climatique, la technologie, la gouvernance et ’les apprentissages. Comment ces priorités seront-elles intégrées dans l’offre de coopération technique de l’IIPE à destination des pays ?

Suguru Mizunoya : Elles sont toutes intégrées dans le travail de coopération technique de l’IIPE. Cependant, j’aimerais revitaliser l’accent mis sur l’éducation inclusive tenant compte du handicap et la gouvernance, qui est essentiel. En ce qui concerne la technologie, de nombreuses discussions sont en cours au sein de l’IIPE et avec des partenaires extérieurs pour déterminer l’utilisation appropriée de l’IA et des nouvelles technologies. Mon approche est très simple : nous devons tirer parti de la technologie pour résoudre les problèmes que nous identifions. De la nécessité naît l’invention, et je pense qu’il existe un potentiel énorme, notamment pour renforcer les administrations éducatives en s’attaquant aux blocages et en rationalisant divers processus pour les rendre plus efficaces.

IIPE : Où pensez-vous que l’IIPE peut avoir le plus d’impact dans les pays, en particulier au niveau du système ou de l’organisation ? 

Suguru Mizunoya : Je crois fermement en la capacité de développement. Au début de ma carrière, j’ai eu l’occasion de travailler pour l’Organisation internationale du travail à Bangkok. À cette époque, le gouvernement thaïlandais a introduit le programme dit des « 30 bahts », un système national d’assurance maladie qui visait à couvrir l’ensemble de la population, y compris les travailleurs de l’économie informelle, les personnes à charge et les enfants.

L’une des raisons de ce succès tient à une personne au sein du ministère de la Santé thaïlandais. Cet expert en santé chevronné était fermement convaincu que la Thaïlande était prête à mettre en œuvre un système de soins de santé universel. Ce n’est peut-être pas une surprise quand on regarde la Thaïlande d’aujourd’hui, mais c’était le cas il y a plus de 20 ans. Cet expert avait patiemment attendu la bonne opportunité, avec un soutien politique, et finalement, la Thaïlande a instauré avec succès un système de soins de santé universel complet.

Le succès de cette entreprise est largement dû à la présence, au sein du gouvernement thaïlandais, d’experts qui non seulement comprenaient les enjeux de santé du pays, mais disposaient également de la vision, des compétences et des connaissances pour concevoir et mettre en œuvre un système aussi complexe. 

Dans des réformes importantes comme celle-ci, l’impulsion en faveur du changement vient de l’intérieur de la nation, et les organisations internationales ne peuvent qu’apporter leur soutien.

Comme vous pouvez le voir dans diverses documentations, l’IIPE a soutenu plusieurs pays et a été témoin de changements massifs dans les systèmes éducatifs du monde entier. L’IIPE soutient de nombreux pays depuis des décennies, et à chaque fois qu’un programme conjoint est élaboré, il vise à résoudre des problèmes jusque-là ignorés et à progresser vers l’amélioration.

Cela démontre que le développement et les changements transformateurs sont plus efficaces lorsqu’ils sont menés par les dirigeants nationaux, avec une expertise locale et une compréhension des défis spécifiques. Les organisations internationales peuvent jouer un rôle de soutien important en offrant des connaissances, des ressources et une collaboration. L’IIPE est une organisation tout à fait unique, centrée sur le développement des capacités des ministères de l’Éducation à réaliser de vrais progrès et développer l’éducation, découlant de l’engagement et de l’aptitude de la nation elle-même.