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Formation, recherche et coopération technique : voici les trois piliers de l’approche intégrée de l’IIPE en matière de développement des capacités des planificateurs de l’éducation à travers le monde. L’idée principale est que ces trois fonctions peuvent s’articuler pour donner aux agents des ministères de l’Éducation le leadership, les compétences et les données nécessaires pour créer les meilleures politiques pour les apprenants d’aujourd’hui. Mais comment le changement survient-il réellement dans une administration éducative ?
L’IIPE s’est entretenu avec Anton De Grauwe, qui a trois décennies d’expérience en formation et en recherche, et qui a dirigé les activités de coopération technique de l’IIPE dans des pays tels que l’Éthiopie, Haïti ou le Cambodge.
IIPE : Je vous ai souvent entendu dire que sans capacité, il n’y a pas de développement. Quelle est l’origine de cette phrase et le concept général qui la sous-tend ?
Anton De Grauwe : L’idée centrale est la suivante : pour qu’une nation se développe, en termes sociaux et économiques, et pour qu’elle puisse bâtir un système éducatif, de santé, ou en réalité n’importe quel système qui permette à tous les membres de la nation d’appartenir à cette nation, il faut d’abord avoir une vision ainsi qu’une administration publique compétente pour traduire cette vision dans la réalité.
Je n’ai encore jamais vu une nation se développer de manière durable - et surtout équitable - sans une administration publique forte.
Les pays peuvent privatiser une partie des services sociaux essentiels, mais une privatisation totale se traduit presque inévitablement par des inégalités.
Si on part du principe qu’une administration publique compétente est nécessaire, cela guide les mesures prises dans presque tous les domaines de la politique sociale et de la planification. Ces mesures doivent alors être orientées vers le renforcement de l’administration publique au sens large, par exemple vers l’efficacité du ministère de l’Éducation, de l’inspection scolaire, du ministère de la Santé, etc.
L’approche pour renforcer l’administration publique a évolué au fil du temps. Au départ, lorsque l’IIPE a été créé, ses principales missions étaient la formation et la recherche. Au début des années 1960, l’accent était mis sur la formation des fonctionnaires dans les pays nouvellement indépendants. La formation et la recherche se renforçaient mutuellement, et la recherche alimentait la formation, améliorant sa qualité et sa pertinence. Et grâce à la formation, l’Institut ’se familiarisait avec les réalités et les initiatives nationales.
Lorsque j’ai rejoint l’IIPE en 1995, l’approche dominante était centrée sur les compétences individuelles. Mais il est apparu de plus en plus clairement que les difficultés rencontrées dans de nombreux pays où l’IIPE travaillait étaient liées au cadre institutionnel. Les ministères de l’Éducation, par exemple, ne fonctionnaient pas toujours correctement, même quand le personnel avait été correctement formé et était bien qualifié. En conséquence, il y avait de plus en plus de doutes sur la capacité de la formation seule à provoquer un véritable changement dans les bureaucraties. L’accent est passé de la formation au développement des capacités. Cela implique une réflexion plus large, au-delà des compétences individuelles, sur un ensemble de facteurs beaucoup plus complexes : le travail d’équipe, la communication, la collaboration, la redevabilité, ainsi que le leadership, la gestion des ressources humaines et l’existence d’une vision commune.
À cette époque, on a observé une multiplication de la littérature sur les modalités du développement des capacités. Dans mon esprit, l’expression « sans capacité, il n’y a pas de développement » en est venue à résumer deux conclusions liées et essentielles : les pays ont besoin d’une administration publique compétente pour se développer, et le renforcement de l’administration publique demande un ensemble d’interventions complexes et contextualisés, intégrant la formation tout en allant plus loin.
IIPE : Une autre phrase - et le titre d’un mémoire récent que vous avez cosigné - est « Ce n’est pas moi, c’est le système ». Il s’agit d’un un raisonnement similaire.
Anton : Exactement : au-delà de l’individu, c’est du système qu’il s’agit. Au cours de mes travaux d’analyses de l’administration éducatives dans de nombreux pays, j’ai régulièrement entendu cette déclaration : ce n’est pas moi, c’est le système, presque comme une excuse pour ne pas agir, pour accepter passivement l’inefficacité ou même la mauvaise gestion. Cependant, tout système est composé d’actions individuelles.
C’est pourquoi il est difficile de décider de la stratégie la plus efficace pour améliorer une administration. Devons-nous nous concentrer sur les individus, en espérant qu’ils mènent le processus de changement mais en étant bien conscients que le système peut entraver ce changement ? Ou devons-nous nous focaliser sur le système, en sachant parfaitement que cela nécessite un large éventail d’interventions et peut devenir très politique ? En effet, travailler au niveau du système est un plus grand défi.
Il est plus facile de se concentrer sur les individus, mais le problème réside souvent dans le système lui-même.
Passer d’une stratégie axée sur la formation au développement des capacités est un sujet de réflexion depuis le début des années 2000. Il est nécessaire de trouver un équilibre entre se concentrer sur un domaine d’intervention plus restreint et s’attaquer à des problèmes systémiques plus importants.
IIPE : Quels sont, selon vous, les principaux leviers de changement au niveau du système ?
Anton : Il est essentiel d’adapter les stratégies aux circonstances spécifiques de chaque pays. Bien qu’une stratégie générale puisse exister, elle doit être ajustée pour répondre aux défis et aux contraintes propres à chaque pays. La première étape de la conception d’un programme de développement des capacités ou d’une réforme de la gouvernance consiste à collaborer avec les membres de l’administration publique, tels que le ministère et le personnel municipal, pour mener une analyse institutionnelle de l’administration éducative. Ce processus permet d’identifier les principaux défis.
Dans de nombreux pays, la transformation de l’administration publique exige non seulement de renforcer ses capacités, mais aussi de mettre davantage l’accent sur la redevabilité. Dans le cadre de mon travail sur un chapitre consacré à la gouvernance dans une ’récente analyse du secteur de l’éducation, j’ai été confronté à un problème commun à de nombreux pays. Il y a un manque de demande de redevabilité, au sein de l’administration et parmi ses bénéficiaires, principalement parce que beaucoup de gens ne voient pas le lien entre la performance des écoles et des enseignants, et les actions du ministère.
Il serait bénéfique de renforcer les organisations représentant les bénéficiaires de l’éducation, notamment les parents, les étudiants et les enseignants, ainsi que les employeurs et les organisations de la société civile. Ce renforcement leur permettrait d’exiger une plus grande redevabilité de la part de l’administration publique. Toutefois, il est essentiel de trouver un équilibre entre redevabilité et professionnalisme. Tenir les individus pour responsables implique de leur apporter la formation, les ressources et le soutien nécessaires pour qu’ils remplissent efficacement leur rôle. Le professionnalisme et la redevabilité vont de pair pour garantir un système éducatif responsable et efficace. Bien que les ministères de l’Éducation puissent résister à cette idée, il est important que des organisations comme l’IIPE jouent un rôle dans la promotion du professionnalisme et le soutien aux efforts de redevabilité.
Une autre difficulté réside dans le fait que lorsqu’un système ne fonctionne pas correctement, une pléthore de différentes causes en est souvent à l’origine. Il peut s’agir par exemple d’un manque de communication, de redevabilité, d’évaluation, de ressources inadéquates, de processus de recrutement et d’évaluation inefficaces, de capacités insuffisantes, d’absence de stratégie de développement professionnel ou d’un manque de vision commune pour collaborer. Les systèmes les plus fragiles nécessitent davantage d’interventions pour être reconstruits, mais la mise en œuvre simultanée de plusieurs interventions devient difficile en raison de la capacité d’absorption limitée du système.
ll s’agit d’un paradoxe : les systèmes solides sont plus faciles à développer, alors que le renforcement est souvent plus nécessaire lorsqu’un système est déjà à son apogée.
Identifier le principal point de départ d’une intervention est un défi, car se concentrer sur un seul point donne rarement les résultats escomptés. Toutefois, une analyse approfondie peut aider à identifier trois ou quatre domaines clés pour des interventions réalisables et nécessaires. L’un des domaines importants est la gestion de la fonction publique, qui est cruciale mais qui est très résistante au changement du fait de de sa nature politique.
IIPE : Quand vous pensez à l’impact du travail de l’IIPE, quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit ?
Anton : C’est une question difficile. Je suis réticent à faire référence à des pays spécifiques. Je suis cependant convaincu que notre impact réside dans notre approche exhaustive, qui s’adapte au contexte du pays. Dans de nombreux cas, cela implique de mettre l’accent sur la mise en œuvre et pas seulement sur la conception des plans, en accordant une attention particulière à la planification et à la gestion.
Pour que les interventions visant à renforcer la fonction de planification du ministère de l’Éducation aient un impact, une vision commune doit être développée entre les partenaires extérieurs, tels que l’IIPE, et le pays. Cela implique une variété d’activités, dont la formation et la collaboration sur des projets spécifiques comme les plans sectoriels d’éducation ou les cadres de suivi.
Le facteur clé de succès est la volonté du partenaire national, en particulier du ministère, d’améliorer l’élaboration des politiques, la planification et la gestion.
La collaboration entre les responsables politiques et les responsables techniques, comme les directeurs de la planification, est essentielle, car ils travaillent ensemble à l’obtention de bons résultats. Avoir un sentiment d’accomplissement commun, comme lors de l’aboutissement d’un plan sectoriel d’éducation, est une véritable récompense après les efforts intenses déployés pendant plusieurs mois de travail.
Notre impact dépend également de la manière dont nous abordons notre travail, avec modestie, dans le respect des partenaires nationaux, avec la volonté d’écouter, d’apprendre et de s’adapter, pour instaurer une collaboration authentique.
IIPE : Dans le cadre de notre 60e anniversaire, nous menons une réflexion sur l’avenir de la planification. Comment voyez-vous l’avenir de notre secteur ?
Anton : L’une des plus grandes leçons, dont beaucoup d’entre nous ont été témoins ces dernières années, est qu’il existe à la fois une incompréhension et des attentes excessives dans le domaine de la planification. L’incompréhension réside dans le fait de penser que la planification correspond à la préparation d’une analyse et d’un plan. Les attentes excessives concernent l’existence d’un plan crédible ou solide qui suffirait à provoquer le changement. Or, la planification va bien au-delà du plan lui-même. Et même le plan le plus solide ne peut à lui seul transformer un système. Mais ces deux facteurs ont désormais fait naître des doutes quant à l’utilité des plans et à l’efficacité de la planification dans son ensemble. À l’avenir, nous devons nous rappeler que l’existence d’un plan sectoriel d’éducation ne garantit pas automatiquement le changement, mais que cela ne rend pas ces plans inutiles pour autant.
Si ces plans peuvent aider à faciliter la collaboration entre le ministère et les partenaires extérieurs, ils n’apportent pas à eux seuls les changements dans les salles de classe ou dans l’administration des écoles.
Nous devons travailler avec une interprétation plus large de la planification et reconnaître que le changement dépend des actions humaines. Pays, administrations, responsables politiques, partenaires - nous devons toutes et tous avoir la volonté et l’engagement de mettre en œuvre le changement et, comme nous le disons souvent, de transformer notre vision de l’éducation en une réalité.